• Religions et tolérance

    Personne ne peut méconnaitre les conflits religieux qui se déroulent actuellement sur la terre. Ils ne sont pas les seules manifestations de violence dont les hommes sont capables, mais ils sont à cette heure les plus meurtriers. Soit l'homme est fou, soit sa religion n'est pas ce qu'il croit ! Ne se doit-on pas de revenir sur une réflexion du phénomène religieux afin de comprendre un peu mieux ce qui fait d'une religion le lieu à la fois d'une vie heureuse et de l'intolérance qui peut aller jusqu'au meurtre ?


    On pourrait dire que dans toutes les religions, l'homme est libre et prisonnier en même temps. En effet, toutes les pratiques cultuelles sont des répétitions de mêmes paroles et de mêmes gestes en ayant pour but de mettre l'homme en relation avec une force transcendante. Plus encore, l'adhésion à une religion est en même temps l'exclusion des autres : être musulman, c'est ne pas être chrétien ou juif. On pourrait objecter que cette caractéristique ne vaut pas dans les religions polythéistes car elles sont capables d'intégrer en elles de nouveaux dieux. Ceci est vrai à condition que les religions en présence soient toutes polythéistes, car aussitôt que le monothéisme apparait, celle-ci exclut celle-là nécessairement.

    Aussi une religion se définit-elle par la négation d'une autre ; elle est exclusive et prive l'homme qui y adhère de la liberté de tolérance. Cependant, adhérer à une religion, c'est aussi croire qu'elle va donner la liberté. En effet, le dieu ou les dieux que l'on prie apportent en échange de la paix et du bonheur. Un croyant qui se dit tel, se prétend aussi plus heureux, ou pense être sur la voie du bonheur véritable ; le contraire serait absurde.

    On voit donc que la liberté et l'absence de liberté sont présents en même temps dans la religion ; et ceci pas seulement dans sa manifestation extérieure comme dans le culte, mais dans sa nature même c'est-à-dire dans sa manière d'exister. Mon propos ne sera pas de me demander pourquoi le mal existe ou pourquoi l'homme est capable de commettre des actions néfastes au non d'une croyance soit disant libératrice, mais je propose d'interroger davantage la nature de la religion qui est capable de libérer et d'emprisonner l'homme.

    Pour ébaucher une tentative de réponse, je vais suivre l'analyse de Bergson dans Les Deux Sources de la Morale et de la Religion. Il a en effet le mérite d'y chercher l'origine de la religion c'est-à-dire les circonstances de la vie sociale et les caractéristiques de la nature humaine qui conditionnent son apparition. Bergson décrit deux formes de religion : la religion statique et la religion dynamique.

    Il définit la première ainsi : « elle est une réaction de la nature contre le pouvoir dissolvant de l'intelligence. » ; plus loin : « elle est une réaction défensive de la nature contre la représentation, par l'intelligence, de l'inévitabilité de la mort. ». Ces deux définitions lui permettent de montrer comment la fonction fabulatrice est utile à l'équilibre de l'individu et de la société : Il peut déjà nous être arrivé de nous engager à traverser une route sans faire attention, et de nous arrêter subitement parce qu'une voiture nous est apparue en ''flash''. Ce n'est pas la réflexion qui nous aura fait stopper, ni une habitude, mais un instinct de survie : ''et si une voiture arrivait ?''. Selon Bergson, il se passe la même chose dans une société protégée par un dieu qui « défend, menace et réprime » si un danger menace l'équilibre de la communauté. De même l'image d'une continuation de la vie après la mort nous sauve de notre conscience déprimante qui peut se représenter la mort en observant celle des animaux et des autres hommes. La religion statique apparait donc avec le développement de la fonction fabulatrice qui réagit contre les effets néfastes de l'intelligence.

    La deuxième est appelée religion dynamique par Bergson. C'est celle du mystique et non de la société. Le mystique saisit immédiatement le dieu ou la force transcendante grâce à son intuition. Elle n'est donc pas le fruit d'une affabulation mais une certitude car l'âme du mystique est unie à ce qui lui donne la vie : « l'âme cesse de tourner sur elle même, échappant un instant à la loi qui veut que l'espèce et l'individu se conditionnent l'un l'autre, circulairement. Elle s'arrête, comme si elle écoutait une voix qui l'appelle. Puis elle se laisse porter, droit devant. Elle ne perçoit pas directement la force qui la meut, mais elle en sent l'indéfinissable présence, ou la devine à travers une vision symbolique. Vient alors une immensité de joie, extase où elle s'absorbe ou ravissement qu'elle subit : Dieu est là, et elle en lui. Plus de mystère. Les problèmes s'évanouissent, les obscurités se dissipent : c'est une illumination. ». Telle est la vie privilégiée d'une âme qui peut saisir l'espace d'un instant le dieu de manière immédiate. Elle ne se distingue pas seulement de manière spirituelle mais aussi par sa place et son rôle dans la société : elle est au-dessus des soucis de sociabilité et d'équilibre de l'individu et va servir de phare ou de modèle à l'ensemble des croyants (c'est pour cette raison, entre autres, que l'Eglise catholique béatifie des hommes et des femmes). Chaque religion a selon Bergson son mysticisme mais sous une forme plus ou moins complète : le christianisme est la forme la plus achevée.

    Ces deux formes de religion ainsi définies par Bergson rendent compte du paradoxe mentionné plus haut : la religion statique permet à l'homme de mieux vivre, mais sur fond de menace : si on imagine « un dieu protecteur de la cité », c'est pour permettre à la société de se conserver. De même, s'il existe une vie après la mort, c'est pour que soit amoindri le mystère de la fin de la vie que notre intelligence nous représente. La religion apparaît donc pour rassurer et pour rétablir un équilibre naturel. Cependant, elle n'est pas l'expression de la liberté ; au contraire, elle rappelle à l'homme que son intelligence est parfois inefficace pour sauver la vie et qu'elle ne fait que l'enchaîner à sa mort par la représentation qu'elle lui donne. Elle est donc un remède ; mais la préservation de la santé est-elle encore la santé elle-même ? D'un autre côté, par delà son intelligence, l'homme est capable de retrouver l'élan vital auquel il est attaché et cela grâce à son intuition (« la vie est une chose au moins aussi désirable, plus désirable même pour l'homme que pour les autres espèces » ; Berson appelle élan vital la force qui est à l'origine de la vie ). La religion dynamique ne naît pas de la fonction fabulatrice mais d'un autre mode d'attachement à la vie que Bergson appelle « la confiance transfigurée » : « inséparabilité avec le principe, joie dans la joie, amour de ce qui n'est qu'amour. ».

    En définitive, Bergson montre bien qu'au sein de la religion coexistent la liberté et sa négation. En effet, la religion est soit statique, elle « attache l'homme à la vie et l'individu à la société » ; le rétablissement de l'équilibre naturel se fait donc sur fond d'une nature humaine limitée et prisonnière de ses représentations intellectuelles. Soit la religion est dynamique ; elle attache l'homme à la vie par une « confiance transfigurée » et supprime tout souci pour l'avenir ou retour inquiet sur soi-même. Elle libère donc réellement alors que la religion statique guérit d'un emprisonnement. Elle donne une liberté positive là où la religion statique donne une liberté négative.

    Cependant, si ces deux formes de religion coexistent, c'est qu'il y a entre elles une différence de nature plutôt que de degré, et qu'elles répondent toutes deux à des tendances distinctes de l'homme. La religion statique concerne l'homme en général et sa vie en société ; la religion dynamique concerne certains individus, les mystiques, et se manifeste rarement : la religion chrétienne réalise en effet le but de ses deux formes de religions ; elle contribue par la pratique cultuelle et les croyances aux saints et aux martyres à la cohésion sociale et à la satisfaction de la fonction fabulatrice, et elle donne également quelques mystiques qui réalisent la religion véritable. On peut comprendre avec Bergson que ces deux aspects de la religion distincts en nature, n'apparaissent pas dans l'histoire d'une religion, c'est-à-dire que la religion statique n'est pas celle de nos ancêtres dans des sociétés primitives. Le statique et le dynamique coexistent dans une même religion aussi développée soit-elle : la coexistence dans le christianisme de la superstition et de la sainteté en est la preuve.

    A cette première analyse, je voudrais ajouter un point de critique à l'approche bergsonienne. En effet à en suivre son raisonnement, la religion statique serait plus présente que la religion dynamique : « le mysticisme pur est une essence rare ». L'homme trouve dans la religion la satisfaction d'un besoin urgent de conservation de lui-même et de l'équilibre de la société. En effet les sociétés sont davantage façonnées par cette religion statique, où l'imagination et la superstition se mêlent et où l'homme a plus le souci de se consoler de ses faiblesses et de se rassurer dans ses croyances, que d'améliorer son comportement avec la préoccupation de servir de petit exemple aux autres hommes. En revanche, la religion dynamique est l'affaire de quelques-uns. Aussi la religion ne peut-elle donner à l'homme qu'un semblant de liberté et rarement la liberté véritable. Or,n'est-ce pas là réduire la portée de la religion et en faire d'emblée une source de conflit entre les croyants de religions différentes ? En effet, si on peut arriver à concevoir la religion plus dynamique que statique, alors on peut espérer que les problèmes de tolérance et d'incommunicabilité entre les croyants disparaîtraient (mis à par les différents politiques qui alimentent les conflits religieux). Je tenterais une première ébauche de réponse à cette critique. Il me semble problématique en effet d'exclure de la religion toute forme d'action essentielle de l'intelligence. Celle-ci est reléguer par Bergson au second rang : La religion statique est une réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l'intelligence, elle se nourrit d'affabulation ; la religion dynamique apparait lorsque l'intuition prend le relais de l'intelligence pour saisir l'élan vital. Ceci ne veut pas dire que l'intelligence n'y a aucune fonction ; mais elle n'est pas ce qui permet à la religion d'apparaître : la fonction fabulatrice et l'intuition en sont à l'origine. Or, n'est-ce pas justement l'intelligence qui peut permettre de vivre sa religion de manière tolérante et libératrice ? En effet, une religion ne peut en exclure une autre si on les reconnaît comme complémentaires et non exclusives, ou si on voit que toutes les formes de mysticisme rejoignent le même point essentiel : faire de l'homme une expression de la liberté véritable. Ainsi, je me permets de défendre l'idée selon laquelle, seule l'intelligence de l'homme est capable de lui faire prendre conscience qu'une religion peut l'empêche d'être libre car elle permet l'objectivité et la critique par rapport aux croyances. Si donc, le religieux est le lieu de l'expression de l'affabulation et de l'intuition ce que je peux comprendre de l'analyse de Bergson, l'intelligence doit y jouer un rôle essentiel de purification afin de lui éviter de tomber dans l'extrémisme quelles que soient ses formes.


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